Il y a des endroits où il ne faudrait jamais pénétrer
1941, Roumanie. Des nazis occupent un petit village dans le but de faire d'une forteresse leur QG. Mais des soldats curieux déclenchent la fureur d'une entité démoniaque se nourrissant des âmes du mal...
La forteresse noire appartient à ces films cultes car ce sont des bides commerciaux à la genèse douloureuse et devenu de grand film voire parfois des chefs d'oeuvre auprès du public. A la même époque, on notera les exemples du Convoi de la peur de William Friedkin (qui va enfin sortir en BR l'an prochain, sabrez le champagne!) ou La porte du paradis de Michael Cimino (le cas d'école). Réalisé par le futur blasé du polar Michael Mann, La forteresse noire (The keep en VO) est l'adaptation d'un roman n'ayant pas réellement passionné le réalisateur. On imagine bien une ambiance à la McT-Michael Crichton entre l'auteur et le réalisateur sur le tournage. A cela rajoutez des retards dus aux conditions climatiques, la mort de Wally Veevers responsable des effets-spéciaux entraînant d'autres retards au niveau de la post-production, des fonds supplémentaires venant d'un braquage (Mann avait demandé de l'argent à un consultant louche sur le tournage de The thief) et un montage final monté par les producteurs passant de 3h à 1h30! Un montage que Mann n'a jamais retouché depuis, fort d'un reniement total. Par ailleurs, dès que l'on pense à Michael Mann, on pense instinctivement à des polars ou même au Dernier des mohicans et pour cause dans des pays comme le nôtre, le film n'a jamais dépassé le stade de la VHS. Si on peut le voir, c'est uniquement sur le net ou alors sur le câble (en ce moment sur Ciné + Frisson pour ceux qui le peuvent).
Le casting est loin de faire dans le surplace, alignant Jurgen Prochnow (popularisé par Le bateau de Wolfgang Petersen), Gabriel Byrne (vu dans Excalibur), Scott Glenn, Ian McKellen (encore loin de la reconnaissance actuelle) et Alberta Watson. Au vue du sujet, on peut comprendre le désintérêt du public à l'époque: le film commence comme un film de guerre adoptant le point de vue de nazis débarquant en Roumanie. Le temps d'une phrase, Mann revient sur la situation du pays: il collabore avec l'Allemagne. D'où une occupation que l'on pourrait qualifier de "légitime" même si l'ami juif, tzigane ou resistant passe à la casserole sur le passage. La routine en somme. Néanmoins, le chef en charge de la forteresse incarné par Prochnow reste assez conciliant, voir se trouve nostalgique. De l'autre côté, il y a son supérieur sadique interprété par Gabriel Byrne, qui est le nazi par excellence. Il impose son pouvoir quand l'autre se veut plus humble et respectueux de ses hommes mais aussi de son entourage. En gros, l'autorité contre la sagesse chez les nazis. Un côté atypique mais qui déterminera le final. L'un est pour la force et sans scrupule, l'autre noie sa moralité trop présente dans le conflit dans l'alcool. Un duel fort où Prochnow et Byrne excellent au possible.
Le travail de Mann est complexe puisqu'il doit montrer un SS qui n'a pas les épaules pour soutenir ce tel élan de haîne, donc de familiariser le public avec un nazi alors que son statut même est répréhensible. Le pire c'est que cela marche et qu'au final, c'est peut être le seul nazi à ne pas mourir du mal de la créature. Il y a aussi l'ambiguité autour du père et sa fille et le personnage de Glaeken. Le père est peu à peu possédé par le pouvoir que lui procure la créature. En effet, au début il est un prisonnier juif impuissant n'étant qu'un vulgaire instrument des nazis pour décrypter des écritures particulières de la forteresse. Mais la créature va lui procurer une guérison miraculeuse, synonyme de son appartenance progressive et de la soif de destruction envers les nazis. En final, le personnage de Byrne aussi salaud soit-il n'est pas si différent que celui de McKellen, alors que ce sont des nemesis (l'un nazi, l'autre juif). Ils sont tous les deux possédés par une puissance supérieure (Hitler pour l'un, la créature pour l'autre) en vue de faire le mal autour d'eux. Au contraire de Glaeken que l'on prend au départ pour un disciple de la créature, puisqu'il joue aussi de son pouvoir de persuasion sur les nazis.
Un double-sens qui fonctionne tout au long du film avec le nazi pas si différent du juif, l'étranger que l'on prend pour le méchant alors que c'est le contraire ou le nazi qui n'est pas si inhumain que cela. C'est tout le mérite de Michael Mann de s'en sortir avec un terrain aussi glissant. En revanche, sa réalisation et même parfois le récit patissent des nombreuses coupes effectuées par les très sympathiques producteurs. On sent bien que le film va beaucoup trop vite dans son intrigue (le premier montage durait 3h comme dit plus haut, synonyme d'éléments rallongés, d'intrigue encore plus complexe, de probables rajouts de personnages) et que certains personnages passent relativement à la trappe par moments. Ainsi le personnage de Glaeken passe à la trappe pendant un petit moment avant de réapparaître dans la chambre d'hôtel. Le manque d'argent se reflète surtout sur le final avec ses lumières complètement improbables et le montage diminue le possible affrontement entre Glaeken et la créature (très bien faite par ailleurs et designée par Enki Bilal). Au final, La forteresse noire est déjà grandiose en soi mais avec un montage beaucoup plus complet, il gagnerait encore plus en profondeur. Mais vu le dédin de Michael Mann envers ce film, il y a des chances pour qu'on ne voit jamais une version étendue.
Un excellent film fantastique où Michael Mann joue des amalgames que l'on pourrait faire de ses personnages et une créature superbe.