L'apocalyse 2000
30 décembre 1999, Los Angeles. Lenny Nero est un ancien flic dealant des vidéos subjectives à ses clients. Mais dans l'une d'entre elles se trouve la mort d'une amie...
Kathryn Bigelow et James Cameron ont beau avoir divorcé en 1991, cela ne les a pas empêché de collaborer ensemble sur Point Break (1991) et Strange days (1995). Au cours des 90's, le réalisateur doit revoir ses ambitions à la baisse, après avoir négocié un contrat à 500 millions de dollars avec la Fox pour la période 1992-1997 pour produire et réaliser des films. Il abandonne une série animée basée sur Terminator. "The crowded room" (revenant sur l'affaire qui a aussi inspiré M Night Shyamalan pour Split) se plante sur une affaire de gros sous, tout comme son adaptation de Spider-man. True Lies (1994) a bien marché, mais peut être pas assez pour la Fox. Cameron arrive au point où il est obligé de renégocier son contrat (*). Il sera question de ne réaliser que deux films (en l'occurence le remake de La totale et Titanic) et produire un film (Strange days donc). Un projet ambitieux écrit en partie par Cameron fin des 80's. Son implication permet d'obtenir la bagatelle de 42 millions de dollars de budget. Il s'implique également dans le montage des scènes d'action et promeut le film dans les médias. Néanmoins, son propos contestataire et viscéral ne semble pas intéresser le public avec seulement 8 millions de dollars de recettes aux USA et pas beaucoup plus dans le monde. Cameron aura bien besoin d'un paquebot pour se refaire et la réalisatrice attendra 2000 avant de réaliser un nouveau film (Le poids de l'eau).
Bigelow sera lucide quant à cet échec commercial plutôt bien accueilli par la critique: "Avec ce film, j'ai tendu un miroir à l'Amérique d'aujourd'hui, mais elle n'avait aucune envie de s'y voir" **. Au vue du film lui-même, on est en droit de se demander si elle n'avait pas raison. Le film est sorti en 1995 mais aborde le fameux bug de l'an 2000 avec cinq ans d'avance, fin du monde proclamée à l'époque à l'image de 2012 des années plus tard. Bigelow et Cameron sont donc parfaitement raccords avec une époque semée de troubles, où la fin du monde n'a jamais semblé aussi crédible, où les rappeurs sont devenus les nouveaux prophètes et où les stars sont cloîtrées dans des hôtels réservés rien que pour elles. (attention spoilers) A cela rajoutez des clips-vidéos arrachés à autrui pour être partagés par d'autres gens comme un vulgaire divertissement. La téléréalité en était à peine à ses balbutiements qu'elle est déjà devant nos yeux. Il suffit d'une disquette et d'un casque et votre cerveau est connecté aux images pour voir ce que font les autres. De la même manière qu'avec la Réalité Virtuelle développée ces dernières années. Cela peut être de tout: du contenu pornographique, un meurtre, un braquage, le souvenir d'une ancienne vie... Le but étant de pousser le spectateur jusqu'à un certain pic d'adrénaline, de regarder autrui totalement de l'extérieur, tout en vivant les sensations survenues durant l'acte.
Lenny Nero (Ralph Fiennes excellent comme souvent) fait partie des dealers de cette drogue pré-années 2000, même s'il a un code de conduite: jamais de black jack, vidéos subjectives montrant des meurtres. Malheureusement pour lui, une de ses amies s'est retrouvée dans une affaire brûlante et en est morte. Une séquence d'autant plus sinistre que le personnage est violé. Bigelow essaye de montrer au spectateur jusqu'où il peut voir l'horreur et cela fonctionne. Plus que le braquage fracassant ouvrant le film, cette scène est dérangeante non seulement moralement (le violeur / tueur commet l'acte en faisant projeter à sa victime son point de vue), mais aussi visuellement (la scène est tout simplement horrible, le spectateur se sentant pris en otage). Au point de se demander si cette scène n'est pas plus perturbante que le viol d'Irréversible (Gaspar Noé, 2002)... Le personnage de Nero est assez vite croqué. Par un de ses clips, on voit qu'il avait une petite-amie incarnée par Juliette Lewis (sublime au possible même si parfois un peu vulgaire, le syndrome rock star peut être). Plus tard par le personnage d'Angela Bassett, on sait qu'il était policier et est entré en disgrâce peu après que Lewis l'a plaqué pour un manager peu scrupuleux (Michael Wincott, la crapule préférée des 90's). Un personnage comme les affecte Cameron et Bigelow, à savoir un anti-héros (rien que par son statut de dealer). A la différence que Nero n'est pas un personnage violent.
Il n'utilise jamais d'arme et la seule fois où il tue c'est parce qu'il n'a aucun autre moyen. C'était le voeu de Cameron de faire de cet anti-héros un personnage non-violent qui subit plus qu'il ne donne de coups. C'est toute la subtilité du personnage: il a cotoyé la violence en étant policier et il a été meurtri par la rupture avec la femme qu'il aimait. Au point qu'il revient toujours au même point, sans se rendre compte qu'il se torture pour rien (le premier climax le lui confirmera). Il est ainsi aidé par le personnage d'Angela Bassett, la femme d'action du film qui s'impose comme un catalyseur pour lui. Les deux se complètent. Durant tout le film, on voit que Mace a des sentiments pour Lenny, que ce soit par le flashback scellant leur destin ou les sentiments contradictoires qu'elle peut avoir (notamment en le prenant à partie ou en venant à chaque fois à sa rescousse). Mais ce dernier ne s'en rendra compte que bien tard, permettant un final particulièrement beau et romantique, après une série de drames épouvantables. L'affaire brûlante est bien traitée et, comme souvent chez Cameron, possède plusieurs climax. Le premier se situe dans l'immeuble et comporte une partie de la résolution, mais la véritable conclusion se trouve dans la foule paradant pour la grande fête de l'an 2000. Une fiesta qui ne va pas tarder à devenir rouge sang face à un peuple méprisé et sans cesse brutalisé par une police plus ou moins corrompue, dont le seul représentant encore fiable reste le commissaire de la ville (Josef Sommer). Parmi elle, deux simples flics de patrouille (Vincent d'Onofrio et William Fichtner parfaits en crapules dérangées) auteurs d'un crime abominable, car touche à la culture et donc en soi au peuple.
Si le peuple apprend qu'ils sont les auteurs de ce crime, un grand soulèvement aura lieu, ce qui engendra de nouvelles violences. Un événement qui renvoie directement aux violences commises sur Rodney King en 1991 et les manifestations qui ont suivi. Strange days signe peut être le meilleur traitement cinématographique de ces troubles par la métaphore. Ce film est plus qu'un reflet sur l'Amérique comme l'évoquait sa réalisatrice. Il est le reflet de notre monde à la fois voyeuriste et violent, où la répression devient d'une sauvagerie sans nom dans un Etat policier au bilan catastrophique. L'an 2000 est un contexte propice à l'apocalypse et ce contexte convient parvient parfaitement à ce discours. Le pire est de se dire que ce film est un des plus visionnaires des 90's et évoque l'état actuel du monde, notamment en ce qui concerne la répression policière. Un aspect qui existait déjà en 1995 et est toujours présent aujourd'hui. (fin des spoilers) La bande-originale se révèle assez pessimiste dans l'ensemble, aliant moments halletants, rock énervé (Selling Jesus de Skunk Anansie), festivités (While the Earth sleeps de Peter Gabriel et Deep Forest) et une certaine tristesse (Fall in the light de Lori Carson et Graeme Revell). Bigelow signe également d'excellentes scènes d'action, la meilleure étant bien sûr la poursuite en voiture à la fois halletante et spectaculaire. On retiendra également les plans subjectifs qui sont filmés de manière lisible, bien avant l'explosion du found footage avec Le projet Blair Witch (Sanchez, Myrick, 1999).
Kathryn Bigelow signe en compagnie de Big Jim un film apocalyptique sur notre notion du voyeurisme et la violence de notre société. Un film visionnaire qui conserve encore sa rage explosive aujourd'hui.
* Anecdotes issues du hors série numéro 14 de Mad Movies consacré à James Cameron.
** Propos recueillis dans Mad Movies numéro 268 (novembre 2013).